Et les régimes spéciaux... des riches ?
La chronique de Jacques Julliard
Il serait évidemment «indigne» de rogner quelques avantages aux petits sans retirer quelques privilèges aux grands
Quand il s'agit des privilèges des pauvres, les riches sont intraitables. Entre les défavorisés, ils ne tolèrent ni différence ni discrimination. A l'idée que l'OS de chez Renault contribue, sans murmure, à l'avantageuse retraite du cheminot de la SNCF, leur sens de la justice s'insurge. Il faut donc au plus vite faire une nuit du 4-Août chez les petites gens, et commencer par abolir ces abominables «régimes spéciaux» de retraite qui sont injustes, dit l'UMP, et même «indignes», selon Nicolas Sarkozy. Devant tant de sollicitude, mes yeux s'embuent et mon coeur tressaille de tendresse.
Que les choses soient bien claires. Je suis, depuis 1995, favorable à la réforme des régimes spéciaux ainsi qu'à celle de la Sécurité sociale. C'est pourquoi, avec d'autres personnalités de gauche, j'ai soutenu alors le plan Juppé. Que n'avons-nous entendu, y compris ici même, de la part de cette «gauche brasero», composée d'intellos et de bobos bien décidés à résister jusqu'au dernier prolétaire ! Ce n'est donc pas aujourd'hui, quand presque tout le monde a compris le caractère inévitable de cette réforme, que je vais changer d'avis. Pour réussir, elle a besoin d'être négociée, comme le réclame François Chérèque, et même au cas par cas, comme le préconise Michel Rocard.
Mais ! Mais, Monsieur le président de la République, quitte à vous agacer encore, je voudrais vous dire ceci : qu'il serait en effet indigne de rogner quelques avantages aux petits sans retirer quelques privilèges aux grands. Tenez, Philippe Séguin, qui préside avec talent la Cour des Comptes, vient de vous donner une bonne idée.
Il a remarqué que les stock-options ainsi que les indemnités de départ parfois monumentales dont bénéficient les grands dirigeants d'entreprise ne sont pas soumises aux cotisations sociales, alors qu'il s'agit bel et bien de revenus du travail. Un privilège dans le privilège en somme. On prétend souvent que les avantages consentis aux caciques du CAC 40 sont peut- être excessifs, mais qu'ils ne portent pas à conséquence compte tenu du petit nombre des bénéficiaires. Or remarquez bien ce qui suit. L'assujettissement des stock-options et des indemnités de départ aux cotisations sociales produirait, au dire de la Cour, environ 6,5 milliards d'euros. Ce chiffre est à rapprocher de celui du déficit des régimes spéciaux : 6,2 milliards. Concluez vous-même.
Vous tenez là une occasion en or, si j'ose dire, de vous élever au-dessus de votre électoral comme il sied au président de la République. Réduire simultanément les petits avantages et les gros privilèges authentifierait - plus que l'attribution de ministères et de postes honorifiques à des hommes de gauche en fin de carrière - ce désir d'ouverture que vous proclamez. Car jusqu'ici, tandis que vous avez fort légèrement attribué 15 milliards de gratifications à vos électeurs des classes aisées, les classes populaires n'ont reçu, en termes d'ouverture, que la perspective d'être moins remboursées en cas de maladie et d'être plus encadrées en cas de grève.
Prenez-y garde. Prenez garde à votre tropisme du côté de l'argent, que François Bayrou stigmatisait avec éloquence dimanche dernier. Il est faux que l'argent n'ait pas d'odeur. C'est le contraire qui est vrai, jam olet.
Il monte des allées du pouvoir le fumet caractéristique de l'argent-roi. En dehors de quelques intellectuels cosmétiques, il n'y a autour de vous que les grandes fortunes de ce pays. Je ne vous le reproche pas. Au moins pourriez-vous profiter de cette familiarité avec les plus opulents de nos concitoyens pour les convaincre de sacrifier un peu de leur superflu.
Certes, votre popularité reste grande. Mais elle est due à votre style plutôt qu'à vos résultats. Quand viendra l'heure de la rigueur - c'est pour bientôt, dit justement Christine Lagarde -, les Français sortiront de leur fascination. Ils n'accepteront les sacrifices que s'ils ont la certitude qu'ils sont partagés. La France n'est pas l'Amérique. La justice y est la condition de l'efficacité. Il faudra bien que vous en preniez votre parti.
Jacques Julliard
Le Nouvel Observateur